Une nouvelle bête de somme dans la cour de ferme
On a longtemps juré par le diesel, un peu comme on jurait par la vache Prim’Holstein ou le vieux semoir « qui a toujours fait le boulot ». Mais entre les prix du carburant, les ZFE qui poussent autour des villes et les attentes des clients sur l’empreinte carbone, nos vieilles camionnettes commencent à sentir le roussi.
Dans ce paysage en mouvement, un nouvel animal mécanique pointe le bout de son nez : la camionnette à hydrogène. Pas un gadget de salon, non. Une vraie piste pour les exploitations et les coopératives qui font beaucoup de route. Alors, révolution ou mirage vert ? On va regarder ça les bottes dans la glaise, pas depuis un bureau climatisé.
Pourquoi s’intéresser à l’hydrogène dans nos fermes ?
Une exploitation ou une coopérative, ce n’est pas un bureau avec une photocopieuse. C’est du flux :
- Transports de récoltes vers les silos ou les ateliers de tri
- Livraisons de produits en circuits courts
- Navettes entre parcelles, bâtiments, ateliers, magasins
- Déplacements des techniciens, commerciaux, vétérinaires, conseillers
Sur une année, une simple camionnette peut avaler 20 000 à 40 000 km sans sourciller. Chaque plein qui flambe, ça finit sur le compte de résultat. Et quand on cumule :
- Hausse du prix du gazole
- Pression réglementaire dans et autour des villes
- Attentes des clients (GMS, collectivités, AMAP) sur le « propre » et le local
- Image de l’exploitation ou de la coopérative
La question n’est plus « est-ce qu’on change ? » mais « par quoi on remplace ? »
L’électrique batterie, tout le monde en parle. Mais pour une exploitation qui fait souvent de longs trajets, parfois avec de la charge, et qui n’a pas envie de planter une borne rapide à 30 000 € dans la cour, l’hydrogène peut être une alternative sérieuse.
Camionnette hydrogène : comment ça marche, sans charabia ?
On va faire simple. Une camionnette à hydrogène, c’est en gros :
- Un moteur électrique classique (comme sur une voiture électrique)
- Une pile à combustible qui transforme l’hydrogène en électricité
- Un petit pack de batteries qui sert de tampon
- Un réservoir d’hydrogène à haute pression
On remplit le réservoir avec de l’hydrogène gazeux à la station. Cet hydrogène passe dans la pile à combustible, qui produit de l’électricité et… de l’eau. L’électricité alimente le moteur électrique, les batteries stockent les pics, et la camionnette roule. Pas de CO₂ à l’échappement, pas de particules, juste de la vapeur d’eau.
La grosse différence avec un véhicule électrique à batterie pure ? Le plein d’hydrogène prend 5 minutes, pas 5 heures. Et l’autonomie, selon les modèles, tourne autour de 400 à 600 km, même avec un peu de charge utile.
Les vrais atouts pour les exploitations et coopératives
Sur le papier, c’est joli. Mais dans la vraie vie, ça donne quoi pour une ferme ou une coopérative ? Quelques atouts ressortent clairement.
1. Autonomie et rapidité de remplissage
Pour une coopérative qui collecte le lait ou les céréales, ou une exploitation en circuits courts qui livre chaque jour sur 100 km de rayon, l’autonomie, c’est la clé. L’hydrogène permet :
- De faire de longues tournées sans s’arrêter recharger
- De refaire le plein en quelques minutes entre deux tournées
- De garder un planning serré, sans marge « temps de recharge »
Un exemple concret : une coopérative légumière qui fait deux grosses tournées par jour (ramassage chez les adhérents le matin, livraison GMS et grossistes l’après-midi). Avec une camionnette batterie, il faut jongler avec les temps de charge. Avec l’hydrogène, un plein rapide entre midi et deux suffit souvent.
2. Accès aux zones à faibles émissions (ZFE)
Si vous livrez sur Lyon, Grenoble, Paris et consorts, vous avez déjà vu le problème des vignettes Crit’Air, des restrictions pour les utilitaires diesel, et tout le tintouin. Une camionnette hydrogène, considérée comme véhicule zéro émission à l’usage, vous ouvre :
- L’accès durable aux ZFE sans devoir remplacer le véhicule tous les 5 ans
- Un argument commercial en or pour négocier avec les GMS ou les collectivités
- Une image moderne, propre, sans tomber dans le greenwashing grossier
3. Bilan carbone amélioré… si on choisit bien son hydrogène
Toute la question est là : d’où vient l’hydrogène ? Il y a plusieurs « couleurs » :
- Hydrogène « gris » : fabriqué à partir de gaz fossile, bilan carbone mauvais
- Hydrogène « bleu » : idem mais avec capture de CO₂ (transition, pas idéal)
- Hydrogène « vert » : fabriqué par électrolyse de l’eau avec de l’électricité renouvelable
Pour une exploitation engagée en bio, en agroforesterie ou dans des démarches bas carbone, l’hydrogène vert est cohérent avec le reste du projet. On peut alors réduire fortement :
- Les émissions directes liées au transport
- L’empreinte carbone globale par tonne livrée
Dans certains cas, cela peut peser dans la balance lors d’appels d’offres de collectivités ou de grosses enseignes qui demandent des plans de décarbonation détaillés.
4. Moins de bruit, plus de confort
Un moteur électrique, ça fait peu de bruit. Quand on démarre à 5 h du matin dans une cour de ferme entourée de maisons, ou qu’on fait des livraisons tôt en ville, ça compte. Côté conducteur, moins de vibrations, moins de fatigue sur les longues tournées. On a beau être du métier, finir la journée en meilleur état, ça ne se refuse pas.
Les cailloux dans la botte : limites et freins actuels
Tout n’est pas rose, loin de là. Si l’hydrogène n’a pas encore envahi nos cours de ferme, c’est qu’il y a quelques sacrés cailloux sur le chemin.
1. Le prix d’achat
Une camionnette hydrogène coûte nettement plus cher qu’un utilitaire diesel ou même qu’un utilitaire électrique classique. On parle souvent de surcoût de plusieurs dizaines de milliers d’euros à l’achat. Il faut donc :
- Raisonner en coût global sur 5 à 10 ans (carburant, entretien, péages, image)
- Intégrer les aides : subventions régionales, aides ADEME, programmes européens
- Éventuellement mutualiser l’investissement via une CUMA ou une coopérative
2. Le nerf de la guerre : l’infrastructure de recharge
C’est le gros point faible pour l’instant. Les stations hydrogène restent peu nombreuses, même si des projets fleurissent en France. Pour que la solution soit crédible, il faut :
- Une station sur vos trajets réguliers (vers la ville, le port, la plateforme logistique)
- Ou la possibilité d’installer une petite station à la ferme ou à la coopérative
Installer une station sur site, ce n’est pas anodin : coûts d’investissement, normes de sécurité, paperasse. Mais pour une coopérative de taille moyenne avec une flotte d’utilitaires, ou un groupement d’agriculteurs bien organisés, c’est une piste sérieuse à étudier.
3. Une technologie encore jeune dans nos campagnes
Les utilitaires hydrogène ne sont pas encore légion. Résultat :
- Réseau de maintenance limité (tous les garages ne savent pas réparer)
- Moins de recul sur la durée de vie réelle en usage intensif agricole
- Valeur de revente d’occasion encore floue
On veut bien être pionnier, mais pas cobaye. D’où l’intérêt de commencer par un véhicule « test » sur une grosse coopérative, ou dans le cadre d’un projet pilote avec un constructeur et une collectivité.
Peut-on produire son propre hydrogène à la ferme ?
La question vient vite : « Et si on faisait notre hydrogène nous-mêmes, comme notre foin ? »
En théorie, oui. On peut imaginer :
- Une unité de production d’hydrogène par électrolyse, alimentée par des panneaux photovoltaïques sur les toitures d’atelier
- Un stockage tampon d’hydrogène et une petite station de remplissage
- Un ou plusieurs utilitaires hydrogène alimentés « maison »
Sur le papier, c’est magnifique : autonomie, hydrogène vert, valorisation de l’énergie produite sur l’exploitation. En pratique, aujourd’hui, c’est un gros investissement, réservé à :
- Des grosses exploitations très structurées
- Des coopératives ou unions de coopératives
- Des projets collectifs territoriaux (zones rurales, parcs naturels, groupes d’éleveurs ou de céréaliers)
Mais attention : les coûts de l’électrolyse, des stations et du matériel baissent d’année en année. Ce qui semble farfelu aujourd’hui pourrait bien devenir courant demain, comme les robots de traite il y a 20 ans.
Une histoire de camionnette, de yaourts et de contrats
Pour donner un peu de chair à tout ça, prenons un cas typique. Imaginez une ferme laitière en bio, qui transforme son lait en yaourts et fromages frais. Elle livre :
- Deux magasins de producteurs
- Quelques AMAP
- Des épiceries indépendantes
- Une ou deux GMS locales qui jouent la carte du « rayon local »
Les tournées font vite 150 à 250 km par jour, avec une camionnette frigorifique bien chargée. Le diesel avale ses litres, la ferme voudrait rester cohérente avec son discours « bio et durable », et la ville voisine passe en ZFE.
En se penchant sur l’hydrogène, la ferme découvre :
- Un constructeur qui propose une camionnette hydrogène frigorifique
- Une station hydrogène en cours de montage à 20 km, sous l’impulsion de la Région
- Des aides à l’investissement si le projet s’inscrit dans une démarche de mobilité propre
Résultat : en travaillant de concert avec la chambre d’agriculture, la coopérative laitière et la collectivité, la ferme bascule sa camionnette principale sur l’hydrogène. Les GMS mettent le logo « livré en hydrogène vert » sur les rayons, et la ferme se distingue nettement de la concurrence locale. Les chiffres ne sont pas magiques dès la première année, mais à 5 ans, en intégrant le prix du carburant et l’avantage commercial, l’équation devient intéressante.
Par où commencer si l’hydrogène vous titille ?
Avant de signer pour une camionnette hydrogène par effet de mode, quelques questions simples s’imposent :
- Combien de kilomètres parcourent vos utilitaires chaque année ?
- Vos tournées sont-elles régulières et prévisibles, ou très variables ?
- Livrez-vous des villes ZFE ou en passe de le devenir ?
- Avez-vous une station hydrogène existante ou prévue sur vos trajets ?
- Êtes-vous seul à investir, ou pouvez-vous mutualiser (CUMA, coop, voisinage) ?
Ensuite, quelques pistes concrètes :
- Parlez-en à votre coopérative : un projet flottes + station collective est souvent plus facile à financer.
- Contactez la chambre d’agriculture : certaines régions montent des démonstrateurs hydrogène, avec des agriculteurs pilotes.
- Regardez les appels à projets : ADEME, Régions, Europe financent des projets de mobilité hydrogène, surtout en zones rurales.
- Négociez avec vos acheteurs : un engagement sur des volumes et de la visibilité (communication) peut aider à sécuriser l’investissement.
L’hydrogène, une pièce du puzzle, pas la baguette magique
Ne nous racontons pas d’histoire : la camionnette hydrogène ne va pas sauver, à elle seule, l’économie agricole ni le climat. C’est une pièce du puzzle parmi d’autres :
- Réduction des trajets à vide
- Optimisation des tournées et mutualisation des livraisons entre producteurs
- Choix pertinents entre diesel, électrique batterie, hydrogène, selon les usages
- Développement de plateformes logistiques rurales intelligentes
Pour certains, le bon choix restera encore quelques années une camionnette diesel récente, bien entretenue, avec une organisation logistique aux petits oignons. Pour d’autres, déjà engagés dans des démarches fortes de décarbonation et proches d’infrastructures hydrogène, la camionnette hydrogène sera un levier d’image, de marchés et, à terme, d’économie.
Comme souvent en agriculture, il ne s’agit pas de courir après la dernière mode, mais de savoir quel outil correspond vraiment à son système. L’hydrogène, c’est peut-être la nouvelle bête de somme pour certaines fermes et coopératives. À condition de la regarder en face, chiffres en main, sans se laisser bercer par les slogans, ni effrayer par les innovations.
Après tout, on a déjà apprivoisé des engins bien plus exotiques que ça dans nos cours de ferme. Pourquoi pas une camionnette qui ne rejette que de la vapeur d’eau, tant qu’elle sait encore traverser un chemin boueux sans sourciller ?
