En agriculture, on aime bien les gens qui parlent clair. Avec Jean-Marc Jancovici, au moins, on est servi : pas de langue de bois, des chiffres qui piquent un peu, et un message qui dérange parfois, surtout quand on parle de climat et d’énergie. Mais qu’est-ce que ça veut dire concrètement pour nos fermes, nos tracteurs et nos cultures ? Est-ce qu’on doit tout changer ou juste ajuster le tir ?
Qui est Jancovici, et pourquoi ses analyses concernent directement les agriculteurs ?
Pour ceux qui ne le connaissent pas encore, Jancovici, c’est l’ingénieur qui a mis le CO₂ et le pétrole au centre de la discussion sur le climat. Il parle de « budget carbone », de dépendance aux énergies fossiles, de décroissance matérielle… Bref, pas forcément une conversation de comptoir au bar du village, mais ça nous rattrape très vite, nous autres paysans.
Pourquoi ? Parce que :
- nos engrais viennent du gaz naturel,
- nos tracteurs roulent au gasoil,
- nos séchoirs tournent à l’énergie,
- nos fermes dépendent des machines, du transport, de la chimie… donc du pétrole.
Pour Jancovici, l’agriculture n’est pas seulement une victime du dérèglement climatique (sécheresses, coups de chaud, gel tardif, orages violents), elle est aussi partie prenante du problème via ses émissions et sa dépendance énergétique. Et c’est là que ça devient intéressant, parce que ce n’est pas qu’une affaire de militants écolos ou de conférences à Paris, c’est une histoire de marges brutes, de rendement et de résilience sur nos exploitations.
Le climat vu par Jancovici : un cadre qui ne négocie pas
La base du raisonnement de Jancovici, c’est assez simple : le climat, c’est une affaire de physique, pas d’opinion. On a un « budget carbone » limité si on veut éviter de transformer le climat en montagne russe incontrôlable. Chaque tonne de CO₂ émise pèse dans la balance.
Il rappelle trois choses qui nous concernent directement :
- Les températures montent, les extrêmes climatiques aussi : sécheresses plus fréquentes, pluies diluviennes, canicules. Les cultures n’aiment ni les excès ni les sautes d’humeur météo.
- Les rendements agricoles deviennent plus instables : un blé magnifique une année, une catastrophe l’année d’après. On le voit déjà dans beaucoup de régions.
- Les modèles climatiques prévoient une tension accrue sur l’eau : et sans eau, nos systèmes irrigués, mais aussi nos prairies, vont payer l’addition.
Dit autrement : même sans parler d’écologie, juste en bon gestionnaire d’exploitation, il faut intégrer que le climat de 2050 ne sera plus celui de quand nos grands-parents ont planté leurs premières haies… qu’on a trop souvent arrachées depuis.
L’agriculture dans les chiffres carbone : coupable, victime… et solution
Quand Jancovici analyse les émissions françaises, l’agriculture pèse lourd : autour de 20 % des émissions nationales, si on compte le méthane des ruminants, le protoxyde d’azote des engrais, et l’énergie utilisée sur les fermes et dans l’amont-aval.
Mais il nuance aussi : l’agriculture est un secteur particulier, parce qu’elle :
- émet des gaz à effet de serre, oui,
- mais peut aussi stocker du carbone dans les sols et les haies,
- et produit quelque chose d’indispensable : de la nourriture (pas des trottinettes électriques).
Pour lui, la vraie question n’est pas « l’agriculture pollue-t-elle ? », mais : « comment produit-on de quoi nourrir tout le monde avec beaucoup moins d’énergie fossile et moins d’émissions ? ».
C’est là que ça commence à grincer un peu, parce qu’une bonne partie de nos gains de productivité depuis 70 ans vient, comme il le répète souvent, du « travail des machines et du pétrole à la place du travail musculaire humain et animal ».
Énergie et agriculture : quand le gasoil devient un intrant fragile
Un point central chez Jancovici : notre dépendance au pétrole n’est pas éternelle. Non seulement le pétrole facile et pas cher se raréfie, mais en plus, si on prend au sérieux les objectifs climatiques, il faudra consommer beaucoup moins de fossiles. Ça veut dire quoi pour le secteur agricole ?
En gros :
- Le gasoil non routier bon marché, c’est peut-être un souvenir de jeunesse, pas une garantie pour la prochaine génération.
- Les intrants (engrais azotés, phytos, alimentation importée, matériel) dépendent aussi de l’énergie fossile pour leur fabrication et leur transport.
- Les « fausses solutions » uniquement technologiques (remplacer tout par de l’électrique ou du biofuel industriel) ont des limites physiques et économiques.
Jancovici insiste beaucoup sur la notion de « sobriété » avant même d’agiter la bannière de la technologie miracle. Autrement dit : avant de rêver d’un tracteur à hydrogène, commençons par se demander comment réduire nos besoins énergétiques à la ferme.
Ça peut sembler déprimant, mais vu du terrain, c’est aussi une formidable occasion de repenser nos systèmes pour être moins dépendants de ce qui nous échappe : le prix du baril, les tensions géopolitiques, les engrais qui triplent en un hiver… On l’a bien vu en 2021-2022.
Quelles pistes concrètes pour les fermes, à la lumière de ces analyses ?
C’est là que la théorie rencontre la botte en caoutchouc. On peut écouter Jancovici en conférence, mais à un moment il faut revenir à nos parcelles, nos bêtes, nos factures, et se poser une question simple : qu’est-ce que je peux vraiment adapter sur mon exploitation ?
Plusieurs grandes familles de solutions ressortent, et elles ne sont pas que théoriques : on les voit déjà à l’œuvre chez pas mal d’agriculteurs.
Réduire la dépendance aux intrants fossiles
L’azote minéral, dans la logique de Jancovici, c’est du gaz naturel transformé en engrais. Quand le gaz flambe, l’azote suit. Quand on veut réduire les émissions, l’azote est très vite dans le viseur.
Des pistes déjà connues, mais qu’il devient urgent de généraliser :
- Augmenter les légumineuses dans les rotations : luzerne, trèfle, féverole, pois… Elles fixent l’azote de l’air et réduisent la facture d’engrais.
- Valoriser au maximum les effluents d’élevage : compostage, plan d’épandage précis, couverture des sols pour limiter les pertes.
- Allonger et diversifier les rotations : moins de pression adventices et maladies, moins besoin de produits, moins de risques climatiques sur une seule culture reine.
- Limiter le travail du sol agressif quand c’est cohérent : moins de passages, moins de gasoil, moins d’érosion.
Ce ne sont pas des idées de salon : ce sont des leviers économiques. Moins d’intrants achetés = moins de dépendance aux cours mondiaux = plus de résilience. Même sans être militant, ça se regarde.
Remettre du vivant : agroforesterie, prairies, haies et carbone
Jancovici le répète souvent : on ne compensera pas toutes nos émissions par des arbres, mais sans arbres, on n’arrangera rien non plus. En agriculture, on a un levier que beaucoup de secteurs n’ont pas : nous gérons les sols et les paysages.
Sur le terrain, ça se traduit par :
- Agroforesterie intra-parcellaire : alignements d’arbres dans les cultures, qui stockent du carbone, améliorent le microclimat, protègent du vent, et à terme, produisent du bois ou des fruits.
- Maintien ou replantation de haies : corridors écologiques, brise-vent, ombre pour le bétail, stockage de carbone, refuge pour les auxiliaires.
- Prairies permanentes bien gérées : atouts pour le carbone dans le sol, la biodiversité, et la résilience aux sécheresses.
Vu par l’agriculteur, ce n’est pas qu’une affaire de climat : c’est aussi une assurance contre les coups de chaud. Une vache à l’ombre d’une haie produit mieux qu’en plein cagnard. Un blé protégé d’un vent desséchant garde plus d’humidité. Là encore, climat et performance se rejoignent.
Moins de machines, mieux utilisées : sobriété sans retour à la pioche
Quand on entend « sobriété énergétique », on imagine parfois un retour au cheval et à la faux. Ce n’est pas le propos de Jancovici, ni le mien. En revanche, il invite à poser une question simple : chaque cheval fiscal est-il vraiment utile ?
Des pistes très concrètes émergent déjà dans les fermes :
- Mutualisation : CUMA, prestations de travaux, partage de matériel coûteux plutôt que d’acheter chacun un monstre de 300 chevaux qui ne tournera qu’un mois dans l’année.
- Adaptation de la puissance au besoin : un tracteur plus léger sur certains travaux, moins de tassement des sols, moins de carburant.
- Optimisation des passages : regrouper les interventions, limiter les allers-retours, réfléchir à l’implantation des parcelles et des chemins.
- Éviter les sur-équiper les bâtiments et les systèmes de ventilation/chauffage sans réflexion globale sur l’isolation, l’orientation, l’inertie thermique.
L’idée n’est pas de se priver, mais d’éviter le gâchis. Un peu comme à la maison : on peut avoir un bon frigo sans laisser la porte ouverte toute la journée.
Bio, sobriété et valeur ajoutée : ce que Jancovici rappelle aux agriculteurs
Jancovici n’est pas un gourou du « tout bio » au sens militant, mais sa grille de lecture énergétique rejoint beaucoup de principes de l’agriculture biologique : moins d’intrants de synthèse, plus d’autonomie, plus de travail du vivant et du sol.
Il met cependant un point d’alerte : produire avec moins d’énergie, c’est souvent produire un peu moins en quantité brute. D’où deux enjeux majeurs :
- Accepter une forme de « sobriété alimentaire » à l’échelle de la société (moins de gaspillage, moins de viande ultra-transformée, moins de superflu).
- Remettre de la valeur sur le travail agricole : prix justes, circuits plus courts, reconnaissance du service rendu (carbone, paysage, biodiversité, eau).
Sur une ferme, ça peut vouloir dire :
- Moins de tonnes à l’hectare, mais mieux payées (bio, label, qualité différenciée, vente directe ou circuits organisés).
- Des systèmes plus diversifiés : atelier de transformation, diversification des productions, énergie renouvelable à petite échelle (méthanisation raisonnée, photovoltaïque bien pensé).
Si on écoute Jancovici jusqu’au bout, il nous oblige à poser une question un peu piquante : est-ce qu’on veut continuer à courir après les volumes en serrant les marges, ou accepter de produire un peu moins, mais avec plus de valeur par unité produite, et moins de dépendance au pétrole ?
Politiques agricoles et choix de société : ce que son discours dérange
La force – et le côté agaçant – de Jancovici, c’est qu’il ne s’arrête pas à la porte des fermes. Il renvoie aussi l’État, l’Europe et les consommateurs à leurs responsabilités :
- On ne peut pas demander aux agriculteurs de réduire leur dépendance aux fossiles tout en signant des accords de libre-échange avec des pays qui produisent à bas coût avec des normes bien plus faibles.
- On ne peut pas proclamer l’urgence climatique et continuer à subventionner indirectement des modèles hyper-énergivores via certains systèmes d’aides.
- On ne peut pas rêver d’une alimentation « durable, locale, de qualité » en payant le moins cher possible au supermarché.
Son discours, c’est un peu comme un coup de vent d’automne qui fait tomber les feuilles mortes : il met en évidence les incohérences. Et ça, pour un secteur comme le nôtre déjà sous pression, c’est à la fois dérangeant et salutaire.
Et maintenant, que fait-on à la ferme ?
On peut être d’accord ou pas avec tout ce que dit Jancovici, mais une chose est sûre : ignorer la question de l’énergie et du climat dans nos stratégies agricoles serait un pari très risqué.
À l’échelle d’une exploitation, quelques questions utiles à se poser, dès maintenant :
- Si le gasoil doublait durablement de prix, que deviendrait ma marge ? Qu’est-ce que je changerais en urgence ?
- Si les engrais azotés devenaient rares ou très chers, comment je sécurise ma fertilité : légumineuses, prairies, effluents ?
- Mes sols stockent-ils du carbone ou en perdent-ils ? Est-ce que je peux remettre des haies, des arbres, des prairies sans flinguer mon revenu ?
- Mes investissements récents (ou prévus) me rendent-ils plus dépendant de l’énergie, ou plus autonome ?
- Est-ce que je peux mieux valoriser ce que je produis, plutôt que seulement produire plus ?
On ne changera pas le monde tout seul depuis sa ferme, mais chaque choix technique, chaque arbre planté, chaque litre de gasoil économisé, chaque kilo d’azote évité, pèse dans la balance. Et surtout, ça pèse dans la santé économique de l’exploitation.
Au fond, ce que nous rappelle Jancovici, c’est quelque chose que les anciens savaient très bien sans tableur Excel : on ne négocie pas avec les lois de la nature. On peut les contourner un temps avec des artifices, mais tôt ou tard, il faut revenir à une forme d’équilibre. L’agriculture de demain, si elle veut durer, sera moins gourmande en énergie fossile, plus rustique dans le bon sens du terme, plus proche du vivant.
À nous, agriculteurs, de faire en sorte que cette transition ne se fasse pas contre nous, mais avec nous. Parce qu’on le sait bien : sans paysans, il n’y a pas d’agriculture. Et sans une agriculture résiliente, ni le climat ni la société ne s’en sortiront très longtemps.
