Pourquoi on parle tant d’empreinte carbone dans les fermes ?
On a longtemps compté les hectares, les quintaux, les litres de lait. Aujourd’hui, il faut aussi compter… les kilos de CO₂. Que ça nous plaise ou non, l’empreinte carbone est devenue un nouveau « indicateur de performance » pour les exploitations agricoles.
Pas seulement pour faire joli dans un rapport : prix de l’énergie qui flambent, pression des consommateurs, nouvelles réglementations, exigences des acheteurs et des banques… mesurer ses émissions devient un passage obligé. Autant le faire sérieusement, avec les bons outils, plutôt que de subir des chiffres sortis d’on ne sait où.
La bonne nouvelle, c’est qu’on peut mesurer tout ça de manière assez précise, sans passer un BTS climat. La moins bonne, c’est qu’il y a une jungle de méthodes, d’outils et d’indicateurs. Faisons le tri, calmement, comme un désherbage manuel au printemps.
Les grandes familles d’émissions de CO₂ à la ferme
Avant de parler calculs, il faut savoir ce qu’on mesure. Sur une exploitation agricole, les émissions de gaz à effet de serre viennent surtout de :
- La combustion d’énergie fossile : gasoil des tracteurs, fioul pour le chauffage, gaz pour les serres…
- Les engrais azotés : à la fois leur fabrication (très énergivore) et leurs émissions de protoxyde d’azote (N₂O) au champ.
- Les animaux : méthane (CH₄) des ruminants, gestion des déjections, stockage du lisier.
- Les intrants : aliments achetés, produits phytos, plastique, matériel… tout ce qui a demandé de l’énergie pour être fabriqué.
- La gestion des sols : travail du sol, stockage ou déstockage de carbone dans l’humus, couvertures végétales, prairies permanentes.
Et puis il y a l’oublié de service : le stockage de carbone. Les haies, les prairies permanentes, l’agroforesterie, les couverts végétaux captent du CO₂. Une ferme peut donc émettre des gaz à effet de serre, mais aussi en stocker. Les bons outils tiennent compte des deux.
Les grandes approches de calcul : bilan global ou par atelier
Il existe deux manières principales de s’y prendre, un peu comme choisir entre une vue d’ensemble de l’exploitation ou une visite bâtiment par bâtiment.
1. L’approche « bilan global » de l’exploitation
On prend toute la ferme, on additionne toutes les émissions (énergie, intrants, cheptel, bâtiments) et on calcule :
- les émissions annuelles totales (en tonnes de CO₂ équivalent),
- puis on les rapporte à une unité : hectare, litre de lait, kilo de viande, tonne de céréales, etc.
C’est l’approche la plus utilisée pour :
- les diagnostics de filière,
- les démarches de labellisation ou de crédit carbone,
- les projets avec les coopératives et les banques.
2. L’approche « par atelier »
Ici, on découpe l’exploitation :
- atelier lait, atelier viande, grandes cultures, maraîchage, volailles, etc.
On calcule les émissions de chaque atelier et on compare leurs performances. C’est très utile pour :
- repérer où ça coince (par exemple, l’aliment dans l’atelier porc, le fuel sur les cultures, les engrais azotés sur le maïs),
- choisir où concentrer les efforts et les investissements.
Dans les faits, les meilleurs diagnostics combinent les deux : une vue globale pour raconter une histoire cohérente de la ferme, et un zoom atelier par atelier pour passer à l’action.
Les méthodes de référence : ne pas réinventer la roue
Pour calculer une empreinte carbone crédible, il ne suffit pas de faire une règle de trois sur un coin de table. Derrière chaque outil sérieux, il y a une méthode reconnue, avec des facteurs d’émission validés scientifiquement.
Les principales références utilisées en agriculture :
- Le GIEC (IPCC) : le « juge de paix » scientifique international, qui fournit les bases de calcul pour le CO₂, le CH₄ et le N₂O.
- La méthode Bilan Carbone® de l’ADEME : largement utilisée en France pour les entreprises et les collectivités, adaptée à l’agriculture via certains outils.
- Le Label Bas-Carbone (France) : pour les projets qui veulent générer des crédits carbone (haies, prairies, grandes cultures, élevages). Il impose des méthodes et des protocoles précis.
- Les méthodes d’analyse de cycle de vie (ACV) : très détaillées, elles prennent en compte tout le cycle de vie du produit, du champ à l’assiette.
Pas besoin de lire tous ces pavés scientifiques. Mais vérifier qu’un outil s’appuie sur une de ces méthodes, c’est comme vérifier la norme sur un pulvérisateur : on sait au moins qu’il y a un sérieux derrière.
Les outils concrets à disposition des agriculteurs
Venons-en à ce qui intéresse vraiment sur le terrain : les outils qu’on peut réellement utiliser, un soir d’hiver à la ferme, avec quelques factures sous la main.
Les calculateurs spécialisés agriculture
- CAP’2ER (IDELE) : très utilisé en élevage bovin, ovin et caprin. Il calcule les émissions, le stockage de carbone (prairies, haies) et donne des pistes d’amélioration. Souvent proposé via les chambres d’agriculture ou les coopératives.
- Dia’terre® (INRAE / Chambres d’agriculture) : diagnostic multi-atelier, plutôt global, adapté aux systèmes de polyculture-élevage.
- Cool Farm Tool (international, en anglais) : utilisé par certaines filières (grandes cultures, maraîchage) pour des démarches environnementales.
- Outils Label Bas-Carbone : chaque méthode (haies, grandes cultures, élevage) a ses propres tableurs ou logiciels validés.
Les outils plus généralistes
- Bilan GES réglementaire : pour les grosses structures ou les coopératives, basé sur les catégories « scopes 1, 2, 3 » (émissions directes, énergie achetée, autres émissions indirectes).
- Bilan Carbone® Entreprise : plus large que l’exploitation seule, intéressant si l’on a aussi une activité de transformation ou de vente.
Les outils fournis par les filières
De plus en plus de laiteries, d’abatteurs, de coopératives ou de négoces proposent leur propre outil (souvent basé sur CAP’2ER, Dia’terre ou ACV maison). Ils permettent :
- de comparer sa ferme aux moyennes de la filière,
- d’accéder à des primes ou des bonus si certains critères sont atteints,
- de suivre ses progrès dans le temps.
Astuce de vieux paysan : avant de vous lancer, demandez qui reste propriétaire des données et comment elles seront utilisées. La transparence, ce n’est pas que pour les serres.
Les indicateurs clés pour lire son bilan carbone
Une fois qu’on a fait tourner la machine, on se retrouve avec une ribambelle de chiffres. Lesquels regarder en priorité ? En voici quelques-uns qui valent vraiment le coup d’œil.
1. Les émissions totales de l’exploitation (t CO₂e/an)
C’est la photographie globale. Elle permet de se situer dans le temps (avant/après actions) et parfois par rapport à d’autres fermes. Mais seule, elle ne dit pas si la ferme est « efficace » ou non.
2. Les émissions par unité de production
- kg CO₂e par litre de lait,
- kg CO₂e par kg de viande carcasse,
- kg CO₂e par tonne de blé,
- kg CO₂e par kg de légumes.
Là, on parle de performance carbone. On peut être une grosse exploitation qui émet beaucoup au total, mais avec de bons résultats par litre de lait produit, par exemple.
3. Les émissions par hectare (kg CO₂e/ha)
Intéressant pour comparer des systèmes de culture ou des rotations. À manier avec prudence quand les productions sont très différentes (maraîchage intensif contre prairie permanente, par exemple).
4. Le bilan émissions / stockage
Les outils les plus complets prennent en compte :
- le carbone stocké dans les prairies permanentes,
- le carbone stocké dans les haies et arbres (agroforesterie),
- l’évolution de la matière organique des sols.
On obtient alors un bilan net : émissions – stockage. Certaines fermes avec beaucoup de prairies et de haies peuvent avoir un bilan nettement amélioré grâce à ce stockage.
5. La répartition par poste d’émissions
C’est sûrement l’indicateur le plus utile pour agir. On voit, en pourcentage, d’où viennent les émissions :
- engrais azotés,
- aliment du bétail,
- énergie (fioul, électricité),
- bâtiments,
- produits phytosanitaires,
- transport, etc.
Là, on repère vite les « gros postes ». C’est comme regarder un bilan économique : si 40 % des charges viennent de l’aliment ou du fioul, on sait où se pencher en premier.
Quelles données faut-il rassembler pour un calcul fiable ?
Un calcul carbone n’est jamais meilleur que les données qu’on y met. Si on travaille à la louche, on obtient un résultat… à la louche. Sans viser la perfection, on peut quand même faire sérieux :
Les données de base à préparer
- Surface de l’exploitation, types de cultures, rotations.
- Nombre d’animaux par catégorie, durées de présence, performances (lait, GMQ, etc.).
- Quantités d’engrais (minéraux et organiques), par type.
- Consommation de carburant (tracteurs, automoteurs, séchage, etc.).
- Consommation d’électricité (laiterie, ventilation, irrigation, serres…).
- Achat d’aliments (types, quantités, origine si possible).
- Présence de haies, prairies permanentes, arbres intra-parcellaires.
Les documents utiles
- Factures de gasoil, électricité, engrais, aliments.
- Plan de fumure, cahier d’épandage.
- Registre d’élevage, bilan comptable (pour certaines estimations).
Rien n’oblige à y passer des semaines. Souvent, une première estimation suffit pour repérer les gros postes. On affinera ensuite, comme on affine une ration ou un itinéraire technique.
Exemples d’actions pour améliorer son bilan carbone
Mesurer, c’est bien. Utiliser le résultat pour changer des choses, c’est mieux. Quelques leviers fréquents, qu’on retrouve sur beaucoup de fermes, parfois déjà en place sans les avoir appelés « solutions bas-carbone ».
Sur les cultures
- Réduire les doses d’azote minéral en optimisant la fertilisation (analyses de sol, outils de pilotage, légumineuses dans la rotation).
- Introduire des légumineuses (luzerne, trèfle, féverole, pois…) pour diminuer les achats d’azote.
- Allonger les prairies temporaires dans la rotation.
- Mettre des couverts végétaux systématiques pour améliorer la matière organique du sol.
- Réduire le travail profond du sol quand c’est possible (techniques simplifiées, semis direct sous couvert).
Sur l’élevage
- Améliorer l’efficacité alimentaire (rations mieux équilibrées, moins de gaspillage).
- Augmenter l’autonomie fourragère et protéique (prairies, luzerne, mélanges céréales-protéagineux).
- Mieux gérer le troupeau (longévité des vaches, santé, âge au premier vêlage).
- Optimiser le stockage et l’épandage des effluents (couvrir les fosses, valoriser le lisier au bon moment).
- Développer les prairies permanentes et les pâturages tournants, qui stockent du carbone et réduisent les concentrés.
Sur l’énergie et le matériel
- Organiser les chantiers pour limiter les passages de tracteurs.
- Changer de matériel au bon moment (attention : fabriquer une machine neuve émet aussi du carbone).
- Isoler les bâtiments, optimiser la ventilation et le chauffage.
- Installer, quand c’est pertinent, des énergies renouvelables (photovoltaïque, méthanisation, bois-énergie).
Sur les infrastructures naturelles
- Planter ou regarnir les haies, créer des alignements d’arbres (agroforesterie).
- Protéger les prairies permanentes : ce sont de vraies « banques de carbone ».
- Éviter de retourner les sols riches en matière organique sans bonne raison.
Souvent, ces actions ont un double effet : moins d’émissions et des économies (moins d’intrants, moins de fuel) ou des gains agronomiques (structure du sol, résilience face à la sécheresse). Ce n’est pas juste pour faire plaisir à un tableau Excel à Bruxelles.
Se lancer sans se noyer : quelques repères pratiques
Comment démarrer sans transformer la cuisine de la ferme en bureau d’étude carbone ? Quelques pistes, basées sur ce qu’on voit en vrai sur le terrain.
- Commencer par un diagnostic accompagné : un technicien de coop, de chambre ou un conseiller indépendant qui connaît les outils, ça fait gagner du temps et ça évite les mauvaises interprétations.
- Ne pas viser la perfection dès la première année : un bilan assez juste vaut mieux qu’un bilan parfait jamais fait.
- Choisir un outil qui parle votre langue : interface claire, résultats compréhensibles, pas besoin de sortir la calculette scientifique pour suivre.
- Se fixer 2 ou 3 actions prioritaires : au lieu de tout chambouler, mieux vaut se concentrer sur les plus gros postes d’émission avec des mesures réalistes.
- Revenir au bilan tous les 3–5 ans : comme pour un plan d’épandage ou un bilan économique, l’idée est de suivre une trajectoire, pas de faire un one shot.
- Discuter avec les voisins : on découvre souvent des idées très concrètes chez ceux qui ont déjà fait le pas (et parfois des écueils à éviter).
Un nouvel indicateur… mais pas un nouveau maître à penser
Mesurer l’empreinte carbone de son exploitation, ce n’est pas se soumettre à une mode passagère, ni renier tout ce qu’on a fait jusqu’ici. C’est ajouter un nouvel indicateur à ceux qu’on connaît déjà :
- la marge par hectare,
- la fertilité des sols,
- la santé des animaux,
- la charge de travail et la qualité de vie.
Le carbone ne doit pas écraser tout le reste. Une ferme « parfaite » sur le papier mais invivable pour l’éleveur, ce n’est pas un modèle. À l’inverse, une exploitation qui améliore doucement son bilan carbone tout en gagnant en autonomie, en résilience et en confort de travail, là on tient quelque chose.
Au fond, calculer ses émissions, ce n’est ni plus ni moins qu’un nouveau regard sur ce qu’on fait déjà : on compte autrement ce que la ferme consomme, produit, stocke. On y ajoute un peu de science, un peu de chiffres, et beaucoup de bon sens paysan. La terre, elle, n’a pas changé : elle sait toujours stocker du carbone, à condition qu’on lui en laisse l’occasion.
